La vie d’Alexandra David-Néel, longue de 101 années, une vie au cours de laquelle elle a été orientaliste et tibétologue de renom, chanteuse d’opéra (avec moins de succès), féministe, anarchiste, journaliste, écrivain, exploratrice, franc-maçonne et bouddhiste.
Une vie humaine peut être racontée de plusieurs manières.
Certaines vies ressemblent à une épitaphe : la date de naissance, la date
de décès, et un trait entre les deux, droit, court, simple, prévisible, telle
une existence routinière. Il y a des vies qui méritent un article dans une
encyclopédie dont le langage sec et aride immortalisera leur exemplarité
didactique. Enfin, il y a des vies tellement incroyables, tellement détachées
de notre quotidien, guidées par la passion, passées sous les cieux inconnus qui
respirent des arômes indéfinissables, pleines de rencontres avec des
personnages aussi illustres qu’exotiques…
Des vies comme celles-là ne méritent pas d’être
présentées comme un étalage des faits, des lieux et des noms tel un simple
curricula vitae. Elles méritent d’être contées comme une légende, comme une
saga mythique, comme un conte initiatique dont le héros part loin de chez lui à
la recherche d’un trésor caché qui ne s’offre qu’au plus méritant.
Ainsi débute le conte d’Alexandra
David-Néel, femme à plusieurs vies. Nous
sommes en 1911. Une femme quadragénaire regarde la mer sur le pont d’un bateau
qui part de Tunis. Son regard est tourné vers l’Inde, vers l’Orient, sa
destination. Elle laisse derrière elle la déception d’un mariage échoué, les
désillusions d’une carrière de cantatrice lyrique sans engagement sérieux,
l’amertume du refus de ses manuscrits rejetés par les maisons d’éditions, le
mépris des chercheurs orientalistes parisiens qui refusent de voir en elle leur
égale et qui la prennent pour une amatrice. D’un commun accord avec son mari
qu’elle ne supporte plus, elle prend congé de sa vie plus ou moins confortable en
Tunisie, jadis protectorat français, pour se ressourcer en Inde auprès de ses
amis de la Société Théosophique et pour parfaire sa connaissance du bouddhisme.
Le voyage qui ne devait durer que quelques mois se transformera en périple de
14 ans à travers l’Inde, le Tibet, le Népal, le Japon, la Corée, la Chine, la
Mongolie et un retour au Tibet. Elle ne le sait pas encore : après 12 ans
de ce pèlerinage, en 1924, lorsqu’elle sera âgée de 56 ans, elle réussira à
passer à Lhassa, la capitale sacrée du Tibet, interdite aux Occidentaux. De
surcroît, elle deviendra la première femme européenne à accomplir cet exploit
après plusieurs tentatives échouées.
Cette femme a toujours eu le goût de
briser les règles, de défier l’interdit et de fuir l’ordinaire. Tout a commencé
dès son enfance par la lecture clandestine des livres de Jules Verne considérés
comme lecture néfaste pour une jeune fille, des livres qu’elle subtilisait dans
la bibliothèque familiale. Heureusement, il y a eu beaucoup de livres dans leur
maison – le père d’Alexandra Louis David, libre penseur républicain et
dissident à la politique de Napoléon III, journaliste, franc-maçon, s’est exilé
en Belgique avec toute sa famille en 1873. Son mariage, peu heureux, avec une
fille d’un aisé commerçant belge le plonge dans l’existence bourgeoise tranquille
et réglée.
Jeune Alexandra faisait fi de ces règles et cherchait à
tout prix à s’écarter de la voie vers le bonheur tel qu’il était imaginé par sa
mère et qui passait inéluctablement par un mariage réussi avec tous ses
incontournables attributs. Plusieurs années plus tard, quand la jeune insoumise
aura déjà goûté aux idées radicales des anarchistes auxquelles elle sera initiée
par un ami de famille Elisée Reclus, géographe et anarchiste notoire, alors elle
prononcera un vœu de ne se jamais marier car le mariage, selon elle, est
« une profession pour femme » qui serait incapable, dans le contexte
de l’époque, de s’élever socialement voire de survivre autrement. Elle finira
par rompre sa promesse justement pour cette raison.
Comme il le convient à une héroïne d’un conte
initiatique, Alexandra a préféré une voie tumultueuse à une vie paisible mais
ennuyeuse. Pour avancer vers l’accomplissement de son rêve, un héros légendaire
doit rencontrer et même confronter au cours de son périple des personnages de
plus en plus puissants qui lui fourniront des cadeaux magiques pour surpasser
des obstacles et pour changer le cours de sa vie. Tout au long de ses
pérégrinations qui relieront l’Occident à l’Orient, Alexandra David-Néel aura
quelques rencontres fatidiques qui formeront son esprit et forgeront sa volonté
d’aller au bout de ses rêves chimériques. Ainsi Elisée Reclus et d’autres
adeptes de Bakounine et de Kropotkine qu’elle côtoie à Paris dans les années
1890 font d’elle une passionaria anarchiste prônant la liberté individuelle
avant toutes obligations sociétales. Le même Elysée Reclus, fin connaisseur des
pays orientaux, attise son intérêt pour ces civilisations bouddhistes et hindoues.
Une autre rencontre décisive qui a propulsé la jeune
Alexandra vers la direction de l’Orient s’est passée à Londres lorsqu’elle,
très jeune, fait connaissance d’Helena Blavatsky, l’illustre fondatrice de la
Société Théosophique qui cherche à créer une fraternité universelle sans distinction
de race ni crédo et encourage l’étude comparée des religions. Blavatsky fascine Alexandra par ses récits sur ses recherches de la
connaissance occulte au Tibet, le pays interdit aux Européens, et sur la ville
légendaire de Shambala cachée aux sommets d’Himalaya, habitée par les lamas
immortels, détenteurs de la sagesse divine et seigneurs des esprits. Voici une
tournure propre à la narration féerique : le héros entend le chant des
sirènes sur un pays lointain qui abrite un trésor caché. En effet, à la fin du
19ème siècle, lorsque le monde occidental faisait ses premiers pas
vers la mondialisation et commençait juste à découvrir les profondeurs de la
culture orientale, la Société Théosophique était à l’avant-garde de la pensée
ésotérique de l’époque. Pour Alexandra, la proximité avec Helena Blavatsky
ouvre les portes des milieux mystiques qui pullulent alors à Paris où elle
s’installe vers 1890. Grâce à ces contacts, elle se rapproche des francs-maçons
parisiens car la double appartenance de ces sociétés secrètes était courante. La
Britannique Annie Besant qui a succédé après la mort d’Helena Blavatsky à sa
présidence, en est un exemple, elle a été la Grande Maîtresse de la branche
anglaise du Droit Humain. Alexandra se fait initier vers 1895 au « Droit Humain »
qui venait d’être créé en France et atteint plus tard le 30ème degré
au REAA.
A l’époque des faits, Alexandra a 20 ans et des
poussières. A la lecture de sa biographie, je me suis imaginée une jeune
provinciale, une maximaliste exaltée et fougueuse qui ose toucher à tout, y
compris aux choses interdites, pourvu que ses occupations la singularisent par
rapport à celles des autres. Elle gagne son pain en tant que chanteuse d’opéra,
à ses heures perdues elle étudie l’orientalisme à la Sorbonne, fréquente des
cercles anarchistes, assiste aux tenues maçonniques, s’improvise publiciste
dans la presse socialiste et milite pour la cause féministe. Je me suis forgée
une opinion d’elle comme de quelqu’un qui voulait être partout et surtout à la
première loge lorsqu’une idée progressiste toute fraîche émergeait pour séduire
la bohème de tout-Paris.
C’est grâce à ses amitiés ésotériques qu’Alexandra découvre
l’Inde en 1891 quand elle vient visiter une commune de la Société Théosophique
installée à Adyar. Pourtant Alexandra, elle, est peu portée sur le côté mystique
de la gnose prôné par eux. Elle s’intéresse plus à la philosophie bouddhiste à
laquelle elle s’est rompue grâce à ses études parisiennes. Après ce premier
voyage dédié aux études du sanscrit et des pratiques religieuses, elle
retournera en Europe imprégnée par l’idée du grand Tout, le Un, d’où vient
toute chose et où elle retourne suivant le mouvement de la roue de Samsara.
Les postulats du bouddhisme ne lui paraissent pas si
détachés des réalités de la vie quotidienne d’une femme européenne au tournant
du 20ème siècle. Depuis 1901, elle est membre du Conseil National
des Femmes Françaises et multiplie les voyages à travers l’Europe pour nouer
les contacts avec les organisations féministes locales. Dans une de ses
allocutions devant ses consœurs, elle donne une analyse des problèmes des femmes
à la lumière de Dharma. En périphrasant les paroles de Bouddha sur le mal et
les souffrances indissociables de la vie humaine : « la cause de
toute souffrance, est ignorance », Alexandra invite à s’attaquer aux
souffrances féminines, avant tout, à travers leur reconnaissance par la société
et la meilleure connaissance de leur cause : est-ce la dépendance
économique ? Un écart d’éducation entre hommes et femmes ? Quelle
serait la solution intelligente et pragmatique ?
Difficile à dire quel écho chez le public si peu avisé ont
pu faire les propos d’Alexandra sur les quatre vérités du bouddhisme. A présent,
nous sommes habitués à ce que peu de discours humanistes se passent désormais
des citations du Dalaï Lama. Mais à l’époque cela faisait encore partie de la terra incognita qu’Alexandra est partie
conquérir au bord d’un bateau tenant cap sur l’Inde. D’ailleurs, elle a eu
l’occasion d’y rencontrer le XIIIème Dalaï Lama qui a fui le Tibet pour éviter
les troupes chinoises lancées sur Lhassa. Il été vraisemblablement curieux de discuter
avec une occidentale résolue à avancer sur la voie initiatique et ce d’une
manière purement livresque, en l’absence d’un maître spirituel ! Il se
limite à lui donner un seul conseil, celui de se rendre auprès des moines
tibétains et d’étudier la langue de leurs anciens manuscrits. La rencontre avec
ce chef religieux a non seulement contribué à sa notoriété d’orientaliste, mais
est aussi devenu un vrai point de départ vers la connaissance à travers les méandres
de Vajrayana, la branche de bouddhisme dite du « véhicule de diamant"
qui enseigne la voie vers l’Eveil potentiellement acquis en une seule vie.
En toute humilité,
Alexandra décide de laisser derrière elle toutes les connaissances du
bouddhisme qu’elle a pu acquérir jusqu’à ce moment en Europe et de redevenir
une apprentie d’un lama tibétain qui a daigné l’accepter. Anarchiste
convaincue, elle finit par abandonner sa devise « Ni Dieu, ni
maître » pour embrasser la voie mystique. Franc-maçonne, elle a dû passer
de nouvelles épreuves par les quatre éléments pour monter marche après marche
vers la lumière ou l’illumination comme disent les bouddhistes. Elle vit de
longs mois en ermite dans le profond silence au fond d’une caverne pour redescendre
à l’intérieur d’elle-même et pour mieux maîtriser des forces telluriques. Son maître
spirituel, très sceptique à son égard au début de son apprentissage, lui
apprend à maîtriser son feu intérieur grâce à la technique « tumo ».
En plein hiver, le vieux moine lui ordonne de mouiller sa chemise dans une
rivière glaciale, l’enfiler et ensuite la sécher par la seule mobilisation de
sa volonté et en puisant la force dans le feu caché au fond de son propre corps.
Lorsqu’elle parvient à le faire trois fois d’affilé, son apprentissage est
considéré comme accompli. On la surnomme « la femme aux semelles de
vent » à cause de sa soif d’aller au-delà de ses limites et des interdits,
plus haut, plus loin, comme l’air libre qui ne connait pas de frontières… Elle
voyage sans répit d’un monastère à l’autre où d’étranges vérités se révèlent à
elle. Comme l’eau, elle est fluide, elle
demeure en éternel mouvement et prend la forme du récipient qui sont les
circonstances changeantes de sa vie.
Même centenaire, après avoir parcouru des centaines des
milliers de kilomètres et après avoir publié une trentaine de livres ayant
fasciné des milliers de lecteurs à travers le monde, cette femme continuait de
regarder vers l’avant et d’espérer faire encore des voyages (à 100 ans elle a
encore renouvelé son passeport !). En bonne bouddhiste, elle est persuadée
que les années vécues ne sont rien quand l’éternité est devant elle. Cette
vielle dame s’intéressait vivement à la conquête spatiale, comme si après avoir
sillonné la surface du monde à l’horizontale, elle rêvait de continuer à
découvrir les merveilles de ce monde en s’élevant suivant la verticale.
Je pense souvent que nos anciens contemplaient ce monde
avec un regard éternellement étonné d’un enfant curieux et fasciné par la
multitude des chemins ignorés qui se perdent dans le brouillard multicolore de
l’inconnu, où tout est mystère, tout est promesse de vertigineuses découvertes.
Que nous reste-t-il à découvrir à présent dans ce monde globalisé où il ne
reste plus d’un petit recoin qui échapperait aux omniprésents caméras,
satellites et drones qui permettent voyager sans se lever de son
canapé douillet ? Où trouver sur la surface terrestre un coin, sauvage d’apparence,
sans tomber dans sur une canette de Coca rouillée ? Si les voyages sur
l’horizontale ne nous réservent plus de surprises, d’inédites révélations métaphysiques
attendent toujours ceux qui s’aventureront à suivre la verticale qui se confond
dans les profondeurs abyssales de leur propre « moi ».
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